CHAPITRE SEIZE

Notre câlin fût interrompu par une cascade de rires en provenance de la pièce des chats. Nous levâmes les yeux au ciel.

— Tu as dit qu’Aphrodite faisait quoi, et avec qui déjà ? demanda Lucie.

— Nous n’avons pu quitter le campus qu’avec une escorte, un Fils d’Erebus qui s’appelle Darius...

— Il doit être canon, pour qu’Aphrodite soit dans cet état.

— Oui, il est vraiment canon. Il s’est porté volontaire pour nous accompagner. Elle s’est proposée pour l’occuper pendant que nous discuterions.

— Quel sacrifice ! commenta Lucie sarcastiquement.

Deux autres coups tapés à la vitre nous interrompirent.

— Moins de bavardages, plus de travail ! lança sœur Marie Angela, suffisamment fort pour que nous l’entendions.

Nous nous regardâmes comme deux gamines prises en faute.

— Donne-moi les petites souris à pois rose et gris, celles remplies d’herbe à chat. Je vais les entrer dans le système informatique, dis-je en brandissant le drôle d’appareil en forme de pistolet que la nonne m’avait appris à manier. On parlera tout en comptant les jouets.

— Ça marche, dit Lucie, qui avait déjà commencé à fouiller dans le carton.

— Alors, c’est quoi, cette nouvelle dont tu as parlé en arrivant ?

— Oh oui ! Tu ne vas pas le croire ! Kenny Chesney va donner un concert à Tulsa !

Je la regardai un long, long moment sans rien dire.

— Quoi ? Tu sais que j’adore ce chanteur !

— Lucie, avec tout ce qui se passe en ce moment, comment peux-tu faire une fixette sur ce chanteur de country ringard ?

— Retire ce que tu viens de dire, Zoey. Ce n’est pas un ringard.

— D’accord. C’est toi la ringarde.

— Ça me va. Mais, quand j’aurai trouvé un moyen d’installer Internet dans les souterrains et que j’achèterai des tickets en ligne, ne me demande pas de t’en prendre un.

— Des ordinateurs ? Dans les souterrains ?

— Des nonnes ? Aux Chats de gouttière ? 

Je me retins de rire.

— Un point pour toi ! Reprenons du début. Comment vas-tu ?

— Bien, et toi ?

— Je suis perdue et stressée, répondis-je. Donne-moi ces jouets violets. On a terminé avec les souris.

— Alors ? m’interrogea Lucie en s’exécutant. Quel genre de stress ? C’est comme d’habitude, ou tu as de nouveaux soucis ?

— Des nouveaux, bien entendu, dis-je en la regardant dans les yeux. Hier soir, un novice du nom de Stark est mort dans mes bras.

— Elle tressaillit comme si mes paroles l’avaient blessée. Mais je devais continuer. Sais-tu s’il va revenir ?

Lucie se tut pendant un moment ; je la laissai se ressaisir. Finalement, elle releva les yeux et croisa mon regard.

— J’aimerais te dire qu’il va revenir, qu’il va aller bien. Mais je n’en sais rien.

— Combien de temps ça dure, d’habitude ? Elle secoua la tête, frustrée.

— Je ne m’en souviens pas. À cette période, j’avais perdu la notion du temps.

— De quoi te souviens-tu ? demandai-je doucement.

— De m’être réveillée affamée, tellement affamée, Zoey ! C’était horrible. Il me fallait du sang. Elle était là, et elle m’en a donné, dit-elle en grimaçant. Le sien. C’est comme ça que je me suis nourrie à mon réveil.

— Neferet ? soufflai-je. Elle hocha la tête.

— Où étais-tu ?

— À la morgue, près du mur sud, à côté des pins. Là où se trouve le crématorium.

Je frissonnai. Personne n’ignorait que l’école possédait un crématorium. C’était là qu’aurait dû se retrouver le corps de Lucie.

— Que s est-il passé ensuite ?

— Elle ma emmenée dans les souterrains, auprès des autres. Elle venait nous voir souvent. Parfois, elle nous amenait même des SDF.

Elle détourna ses yeux remplis de tristesse et de culpabilité. Elle avait une si belle âme, c’était une fille si gentille ! Se souvenir de tout ça devait être terrible pour elle.

— J’ai du mal à y penser, Zoey, lâcha-t-elle. Et encore plus de mal à en parler.

— Je suis désolée, mais c’est important. Je dois savoir ce qui va se passer si Stark revient.

Elle me regarda droit dans les yeux, et prit soudain la voix dune inconnue.

— Je ne sais pas ce qui va se passer ! Je ne sais même pas ce qui va m’arriver, à moi.

— Mais tu es différente, maintenant. Tu t’es transformée.

Je vis de la colère dans ses yeux.

— Oui, je me suis transformée, mais ce n’est pas aussi simple que dans le cas des vampires normaux ! Je dois encore choisir de me comporter avec humanité, et ce choix est plus difficile qu’on pourrait le croire. Alors, ce garçon s’appelait Stark ? Ce nom ne me dit rien.

— Il était nouveau. Il venait d’être transféré de la Maison de la Nuit de Chicago.

— Comment était-il ?

— C’était quelqu’un de bien, répondis-je automatiquement, avant de réaliser qu’en fait je n’en savais rien.

Pour la première fois, je me demandai si l’attirance qu’il avait exercée sur moi n’avait pas influencé mon jugement. Il avait avoué avoir tué son mentor. Comment avais-je pu oublier cela ?

— Zoey ? Que se passe-t-il ?

— Je commençais à m attacher à lui. À vraiment m’attacher. Mais je ne le connaissais pas bien.

L’expression de ma meilleure amie s’adoucit.

— Si tu tiens à lui, va à la morgue et sors-le de là. Planque-le quelque part pendant quelques jours, et vois s’il revient à la vie. Si oui, il aura très faim. Il sera aussi un peu fou, à son réveil. Tu devras le nourrir, Zoey.

Je passai une main tremblante sur mon front.

— OK... OK... Il faut juste que je trouve une solution.

— S’il se réveille, amène-le-moi. Il pourra rester avec nous.

— OK, répétai-je, complètement dépassée. Je suis un peu perdue. Tout est si différent, à la Maison de la Nuit !

— Comment ça, différent ? Dis-moi, je pourrai peut-être t’aider.

— D’abord, Shekinah est arrivée à l’école.

— Ce nom me semble familier. C’est quelqu’un d’important, non ?

— Oh oui ! C’est la dirigeante de toutes les grandes prêtresses. Elle a réprimandé Neferet devant le conseil.

— Punaise ! J’aurais aimé voir ça.

— Oui, c’était génial, mais aussi effrayant. Tu te rends compte ? Si Shekinah a assez de pouvoir pour remettre Neferet à sa place, c’est carrément terrifiant.

— Qu’est-ce qu’elle a fait d’autre ?

— Elle a rouvert l’école, que Neferet avait fait boucler malgré la fin des vacances et le retour de tout le monde. Et elle a interdit la guerre !

— Ooooh ! Neferet devait être furieuse.

— Et comment ! Shekinah a l’air bien.

— C’est génial que tu aies de ton côté quelqu’un qui est plus fort que Neferet !

— Attends, elle veut aussi organiser un grand rituel de purification de l’école ! Et c’est moi qui vais le diriger, entourée de mon groupe de novices surdoués. Les Jumelles, l’eau et le feu, Damien, Monsieur Air, et, pour couronner le tout, Aphrodite, pour évoquer la terre.

— Elle a encore une affinité avec la terre ?

— Absolument pas.

— Peut-elle faire semblant ?

— Absolument pas.

— Elle a essayé ?

— Oui. La bougie verte l’a brûlée et s’est échappée de ses mains.

— Ça, c’est un sacré problème, admit Lucie.

— Oui. Un problème que Neferet n’aurait aucun mal à utiliser contre moi. Ou, pire, contre Aphrodite, Damien et les Jumelles.

— Ça craint ! J’aimerais pouvoir t’aider... Hé ! s’exclama-t-elle soudain. Je peux peut-être le faire ! Si je pénétrais en cachette sur le campus et que je me cachais quelque part derrière Aphrodite ? Je parie que, si tu te concentres sur moi au moment d’appeler la terre et que moi, je me concentre sur la terre, la bougie s’allumera, et tout paraîtra à peu près normal.

J’ouvris la bouche pour décliner gentiment son offre  – il y avait trop de risques qu’elle se fasse prendre et qu’on apprenne la vérité sur elle. Mais je me ravisai. Pourquoi tout le monde ne devrait-il pas apprendre la vérité ? Il ne faudrait pas qu’elle soit prise à participer au rituel en cachette, bien sûr ; mais si elle se montrait ? La sensation chaude et familière qui m’envahit me dit que j’étais sur la bonne voie.

— Ça pourrait marcher, fis-je, songeuse.

— Super ! Dis-moi simplement où tu veux que je me tienne.

— Dans le cercle, Lucie, pour faire ton coming out.

— Un coming out ? Zoey, j’adore Damien et tout, mais je ne suis vraiment pas comme lui ! D’accord, je n’ai pas eu de petit ami officiel depuis très longtemps, mais j’ai toujours des papillons dans le ventre quand je pense à Drew Partain. Il est tellement mignon ! Tu te souviens qu’il m’aimait bien avant que je meure et devienne cinglée ?

— Premièrement, oui, je me souviens que Drew t’aimait bien. Deuxièmement, tu n’es plus ni morte ni cinglée, donc il t’aimerait sans doute toujours bien  – enfin, s’il savait que tu es vivante. Ce qui m’amène au troisième point : lorsque j’ai dit que tu devais faire ton coming out je ne faisais pas référence à ta vie amoureuse, mais à ta vie tout court.

Je désignai son visage, dont elle avait soigneusement dissimulé les tatouages rouges avant de sortir des souterrains.

Sous le choc, elle me regarda, bouche bée, pendant un long moment.

— Mais il ne faut pas qu’ils sachent ! lâcha-t-elle enfin d une voix étranglée.

— Pourquoi pas ?

— Parce que, s’ils sont au courant pour moi, ils seront au courant pour les autres.

— Et... ?

— Ce serait terrible !

— Pourquoi ?

— Zoey, ce ne sont pas des novices comme les autres !

— Qu’est-ce que ça change ?

— Tu le sais très bien ! Ils ne sont pas normaux, et je ne suis pas normale.

Je la fixai en silence tout en réfléchissant. Même si Lucie avait retrouvé son humanité, je me doutais, sans vouloir vraiment l’admettre, qu’il existait encore des zones d’ombre en elle que je ne pouvais comprendre.

Je devais prendre une décision.

— Je sais que tu n’es plus exactement comme autrefois, déclarai-je, mais je te fais confiance. Je crois en ton humanité, et j’y croirai toujours.

— C’est vrai ? demanda Lucie, au bord des larmes.

— Absolument. Elle inspira à fond.

— OK ! Alors, c’est quoi, ton plan ?

— Pour l’instant, je n’en ai pas. Je pense seulement que les vampires et les novices devraient être au courant de ce qui vous est arrivé, d’autant qu’un autre novice vient de mourir. Nous sommes sûrs que c’est Neferet qui vous a créés, ou du moins qui a ouvert une sorte de portail pour que vous puissiez être créés. Tu es d’accord ?

— Oui. En réalité, je crains toujours quelle nous contrôle ou nous influence, même si nous sommes différents maintenant et quelle semble vouloir nous laisser tranquilles.

— Raison de plus pour que les autres vampires découvrent votre existence ! Surtout que Stark risque de se réveiller en novice rouge ! Ce garçon avait un don extraordinaire : c’était un archer hors pair, qui ne manquait jamais sa cible. Jamais.

— Elle veut à coup sûr s’en servir, dit Lucie. Avant ma Transformation, je l’ai vue faire. Je suis vraiment désolée de ne pas me rappeler tout ce qui s’est passé pendant cette période ! Je ne peux que faire des suppositions.

— Ce qui est certain, c’est qu’elle a des choses terribles en tête. Si vous vous faisiez connaître, elle aurait plus de mal à vous utiliser pour ses projets machiavéliques. Alors, qu’est-ce que tu en penses ?

Elle ne répondit pas immédiatement, et je la laissai réfléchir. C’était très important. À notre connaissance, les novices rouges n’avaient jamais existé auparavant. Si Stark ne mourait pas, s’il se réveillait comme eux, Lucie serait la première d’une nouvelle espèce de vampires, et c’était une grande responsabilité.

— Tu as peut-être raison, murmura-t-elle finalement. Mais j’ai peur. Et si les vampires nous prennent pour des monstres ?

— Vous n’êtes pas des monstres, déclarai-je avec plus de conviction que je n’en avais vraiment. Je m’assurerai qu’il ne vous arrive rien.

— Promis ?

— Promis. En plus, le moment est idéal. Shekinah est beaucoup plus puissante que Neferet, et il y a une troupe de Fils d’Erebus à l’école. Si Neferet perd la tête, ils pourront l’arrêter.

— Zoey, je ne veux pas que ça te serve d’excuse pour renverser Neferet, dit Lucie, soudain pâle.

Ses mots me firent un choc.

— Bien sûr que non ! m’écriai-je, avant de continuer à voix basse : Je ne te mêlerais pas à ça.

— Je ne dis pas que tu as organisé tout ça pour piéger Neferet ! Seulement, je ne pense pas que ce soit une bonne idée que toi, ou n’importe lequel d’entre nous, l’attaque ouvertement et en public. Et je ne crois pas que la présence de Shekinah et des Fils d’Erebus change grand-chose. Neferet est très dangereuse, Zoey, j’en suis persuadée. Elle a changé, et ce changement n’est pas bon.

— Dommage que tu ne puisses pas te souvenir de ce qui vous est arrivé.

— Je le regrette aussi, et en même temps je suis vraiment heureuse d’en être incapable. Ce que j’ai vécu était terrible, Zoey.

— Je sais, dis-je solennellement.

Nous continuâmes à compter les jouets en silence pendant un moment, perdues dans nos pensées. Je ne pouvais m’empêcher de songer à la mort de Lucie, dans mes bras  – puis à son retour en zombi, à son combat pour ne pas perdre toute son humanité. Je la regardai. Elle se mordait nerveusement les lèvres tout en sortant les jouets du carton. Elle avait l’air plus jeune, apeurée et, malgré ses nouveaux pouvoirs, très vulnérable.

— Hé, fis-je, ça va aller. Je te le promets. Nyx est le notre côté. Le rituel de purification aura lieu demain à minuit, près du mur est. Tu peux entrer sur le campus et te cacher jusqu’à ce que j’appelle la terre ?

— Oui, répondit-elle à contrecœur. Est-ce qu’il faut que j’amène les autres ?

— C’est à toi d’en décider. Si tu penses que c’est mieux, alors je suis d’accord. J’ai confiance en ton jugement.

Elle sourit :

— C’est vraiment agréable de te l’entendre dire, Zoey ! Je vais leur en parler.

Comme elle paraissait toujours inquiète et indécise, je changeai de sujet :

— Tiens, tu veux connaître un autre de mes soucis ?

— Vas-y !

— Eh bien, mon emploi du temps a été modifié ce semestre. Cette nuit, j’ai cours de théâtre, dispensé par un nouveau professeur, Erik Night !

— Non !

— Si. Autant dire que je n’espère pas obtenir un A...

— Pas sûr ! Souviens-toi de La Lettre écarlate.

— Hein ?

— L’héroïne doit porter un grand « A » brodé sur sa chemise parce qu’elle a trompé son mari. Il faut que tu lises plus, Zoey !

Je fronçais toujours les sourcils quand son téléphone sonna. Elle regarda le numéro et soupira avant de prendre la communication.

— Salut, Vénus, quoi de neuf ? lança-t-elle avec un entrain forcé.

Son expression changea au fur et à mesure qu’elle écoutait la réponse.

— Non ! Je vous ai promis que je ne serais pas longue et qu’à mon retour on commanderait quelque chose à manger.

Elle se détourna et baissa la voix :

— Non ! J’ai dit qu’on aurait quelque chose à manger pas quelqu’un. Alors pas de bêtises ! J’arrive. Salut !

Elle me fit face, un sourire artificiel planté sur son visage inquiet. Je tressaillis.

— Lucie, je t’en prie, dis-moi qu’ils ne sont pas en train de dévorer des gens !